Ressac (2011)

         By | par Joëlle Richard (in French | en français)

rec


Playwright | écriture:   

Joëlle Richard   

Photo © Alain Kilar

AFTER THE ILIAD, THE ORESTEIA AND THE TROJAN WOMEN | RECIT INSPIRE PAR L'ILIADE, L'ORESTIE ET LES TROYENNES 

Extract | extrait: 

LA PIEUVRE: Je parle du fond des âges. Autour de moi le silence abrupt, comme un battement dans ma tête, la rumeur cliquetante des soldats, le souffle sifflant des sacrifiés. Le jour se lève sur ma cité ravagée. Je respire l'air du large, la bruine du ressac, l'herbe aux fleurs couleur de sang. Là-bas, tout là-bas sur l'écume bouillonnante qui expire en riant, un oiseau solitaire danse en silence le souvenir des mourants. La terre, ma terre, goûte le soleil agrume, les bourgeons sucrés et la sève galvaudée des petits massacrés. Les rayons pénètrent ma peau, le levant bruisse et reprend imperceptiblement ses droits sur ce ciel de brume où seule une lune fauve a contemplé perplexe notre implacable destinée. 

LA MAUVAISE AUGURE: Lentement, tendrement, la jument d'ébène toute fléchie sous le fardeau de la vie a déployé ses ailes et délivré frissonnante sa progéniture argentée. L'astre nocture a scruté un instant cette créature métallique, puis détourné ses yeux trop pudiques devant l'horreur annoncée. Déjà ils étaient vingt, haletants, survoltés, à s'extraire en chuchotant des tripes boisées. Je crie, pleure, gifle et secoue les veilleurs assoupis, je les supplie de se réveiller, les implore de m'écouter, ils ronflent candides dans des relents de picrate tandis que la mêlée me désire et me traque. Lui, le pire, le rusé, a posé un doigt sur sa bouche ironique. Il se faufile lestement jusqu'aux portes désertées tandis que le corps du reptile roule et ondule de mille pieds en salivant de l'orgie espérée. Le guet dort, la ville cuve, soulagée de tant d'années à frémir à chaque miaulement, chaque rire blanchissant les tempes des plus flegmatiques. On ouvre, ils entrent. Et dans un tohu-bohu de rage enfin libérée, loin, loin, du plus profond des ventres épuisés, une haine féroce, un vent de destruction véloce s'abat sur la cité. Je le vois je le sais je le sens mais personne, jamais, ne m'entend. 

LA MANTE: Elle s'est avancée, toute droite, le front haut. Elle a guidé son père comme un enfant vers cette mort atroce qu'il lui a destinée, puis elle l'a lâché, sans un mot, sans une larme. Pas d'adieux entre eux, pas d'étreinte, pas de révolte. Je le regarde. Ma mâchoire crisse de colère, mes poings livides s'impatientent, ce scepticisme sur mon visage, suspendu, pétrifié, mon sang se glace, le pouls pulse dans mes tympans, je me consume et j'attends. Tous ces soldats qui la contemplent, le devin au long couteau, quel pouvoir dans ces quelques mots, ta fille contre le vent, ton devoir pour la nation... L'augure la couche, il sautille et psalmodie, son père reste statufié, muet, béat, je l'avale et le dévore, un ébahissement, comme un vertige, l'amour s'en va l'amour s'éteint je n'ose y croire. Et ce "non" tant espéré qui reste fiché dans son gosier. Je hurle contre son silence, j'articule je m'avance, mais rien ne bouge, rien ne sonne. La lame fuse, son cri me lie jusqu'à ma mort et c'est ma vie qui s'évapore dans la mare visqueuse de son sang versé. Les soldats se sont éloignés, certains conquérants, d'autres dégoûtés et pleurant doucement cette vie sacrifiée. Combien de chair s'entasse, si peu de jouisseurs pour tant de douleur dans cette drôle de boucherie, peau contre peau, souffle contre souffle, l'odeur de sueur contre celle de peur, chaque œil fiché dans l'abysse d'une pupille dilatée par une même interrogation, chaque rire immergé dans des tourbillons de sang chatoyant... Je regarde la mer. Les flots m'enlacent et me bercent, une mélopée de vie, un chant apaisant dont les abysses irisés recueillent les corps des enfants perdus qui glissent sur les vagues en tournant le dos à ce ciel de marbre qui les a négligés.

© Joëlle Richard - texte déposé à la Société Suisse des Auteurs

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